J’ai quitté ma maison ce matin-là pour me rendre au travail. Après avoir quitté la route de beguine j’entendis une énorme déflagration et c’est là que je vis le feu et une fumée épaisse qui se dégageaient de l’ossature en acier de ce qui était quinze secondes plus tôt, un autobus chargé de vie et d’espoir en un jour nouveau.
En l’espace de quelques secondes je me retrouvai dans l’atmosphère d’un autre monde, celui de la course pour la vie et de la compétition avec l’ange de la mort, à savoir lequel d’entre nous serait le plus rapide. Je dégageai de l’arrière de ma voiture le kit de matériel de secours tout en réalisant que j’étais là sans que le MIRS n’ait résonné et que j’atterrissais en direct sur la planète de l’horreur ; en même temps je composais le numéro de notre central de communication auquel je rendis compte du lieu de l’attentat ; un silence de mort planait sur le terrain, comme si les blessés eux-mêmes s’interdisaient encore de réagir, de pleurer, de crier…puis mon champ de vision se rétrécit, mes bras se mirent en mouvement…puis je sentis à mes côtés deux autres secouristes, volontaires comme moi-même d’HATSALAH, alertés sur leur biper.
Les garrots, nous n’en avions déjà plus, j’ôtai ma ceinture. Je heurtai un sac d’écolier, éventré, d’autres jonchaient le sol, une brochure posée là, intacte, intitulée « s’exprimer ». Je pensai à l’écolier auquel elle appartenait, qui s’il pouvait exprimer à la face du monde en cet instant ce qu’il ressentait, il ferait jaillir des torrents de larmes, qui laveraient le sang innocent qui formait des rigoles.
C’est alors que tout se mit en mouvement, les sirènes des ambulances, de la police, les voix des blessés, comme si d’un commun accord, ils savaient qu’à présent ils pouvaient se manifester et crier leurs souffrances ; on les évacuait un à un, les policiers s’affairaient à mettre de l’ordre et à libérer l’artère par laquelle les ambulances conduiraient les blessés vers les centres hospitaliers. Et moi, subitement, au milieu de la vie qui se manifestait là de nouveau autour de moi, j’entendis les plaintes, il y en avait beaucoup, je réalisai l’ampleur du carnage, je perçus l’odeur de chair brûlée dont j’étais imprégné, comme si jusque là, seul le mot d’ordre « tu es là et les sentiments n’y ont pas de place » m’avait donné la force d’agir. Tout allait très vite, les journalistes étaient là, les caméras, comme si d’un coup de baguette magique chacun avait pris place pour remplir un rôle bien précis. Je me dirigeai lentement vers l’endroit où je pensais avoir laissé ma voiture, tout me paraissait sans couleur et sans logique, où étais-je censé me rendre maintenant et quelle heure était-il ? Est-ce que je m’étais déconnecté de la vie, de l’humain, du normal, est-ce que je pourrai me ressaisir et me regarder dans un miroir en reconnaissant celui que j’étais, il y a combien de temps au fait ?
Aujourd’hui, je peux vous dire que ce jour-là mon kit était resté sur le terrain, je ne le récupérai que plus tard et je m’empressai de rédiger, à l’attention du donateur dont le nom figurait sur mon kit : offert par Mr et Me PERDRIEL une lettre de remerciement, parce qu’il fallait qu’il sache que la sagesse du cœur qui l’animait à l’instant où il avait décidé de participer à l’action de qui sauve une vie sauve l’humanité a effectivement sauvé des vies, sur le vif, immédiatement, non seulement se jour si a Jérusalem mais en route, partout et à tout moment. J’ai rendu visite depuis à quelques-uns des blessés, c’est leur sourire qui m’a permis de me ressaisir et de garder l’espoir en des jours meilleurs.